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“Téléphone !”
L’orateur, un Indonésien parlant anglais avec l’accent japonais, avait oublié d’allumer son micro, mais ce n’était en rien étonnant. Combien d’orateurs ne l’ont-ils pas fait au moins une fois dans leur vie d’orateurs ? N’est-ce pas le passage obligé, le rite d’initiation de l’orateur lambda qui, pour gagner sa place dans le cercle fermé des orateurs professionnels, ceux qui vont d’une réunion à l’autre, d’un hôtel 5 étoiles à l’autre, comparant dans un rire gras la qualité des buffets dînatoires, sont tenus contractuellement d’agacer ainsi l’interprète malheureux, placé par la main du destin, sur le chemin de son exposé ? La réaction de Ségolène, par contre, fut, surprenante :
« Téléphone ! »
Disons-le d’emblée : sa journée avait mal commencé ; son mari l’insupportait, elle conchiait ses deux immondes fils, et, summum de la frustration, elle ne trouvait aucun autre verbe désuet pour qualifier l’agacement ressenti à ce moment-là, dans cette cabine-là, face à ce participant-là, qui avait donc, répétons-le, oublié d’allumer son micro.
« Télé… »
Ségolène s’arrêta au milieu de son mot. Non pas qu’elle s’aperçut enfin de l’incongruité de sa demande, mais elle vit que le petit bout rouge, signe non pas d’une maladie vénérienne quelconque, mais du lien établi avec le monde, était éteint non seulement sur le micro de l’orateur, mais également sur le sien. Erreur de débutante, se dit-elle, dans un sourire nostalgique.
Sotto voce, elle jura comme elle en avait le secret (bordel de chiotte de merde de connerie de bite), avant d’allumer son micro et de répéter, insouciante de son erreur : « Téléphone ! Tu pourrais demander à l’orateur de décrocher son téléphone. »
L’interprétation est un mécanisme de précision que le moindre grain de sable parvient à enrayer. Or ce matin là, Ségolène avait collectionné tellement de grains de sable qu’elle en aurait rendu vert de jalousie le désert du Gobi ! Un exemple parmi d’autres : elle avait, sortie de la salle de bains, renversé une tasse de café bouillante sur un tailleur à peine revenu du pressing ; son dernier rejeton, l’immonde et très laid Astyanax, l’avait imitée, jetant violemment par terre son verre de lait avant de roter, de péter et de vomir, simultanément bien sûr, qu’attendre de plus du fils d’une interprète ?
Mais repartons dans cette salle de réunion froide et clinique, pour y analyser la phrase de Ségolène : oublions, dans un premier temps, le mot « téléphone » pour s’étendre un instant sur l’utilisation du « tu » dans un contexte de réunion.
Ségolène s’adresse-t-elle à un collègue ? Est-elle pendue au téléphone et le « tu » précède-t-il une phrase du type « as pensé à acheter du pain ? » ? S’apprête-t-elle à vouer aux gémonies un technicien atterré qui l’aurait accablée d’un léger effet Larsen ?
Rien de tout cela, le « tu », signe de familiarités que Ségolène, c’est ainsi qu’on l’a élevée, ne réserve d’habitude qu’à de rares accointances (membres de la famille, subalternes, collègues moins pourvus de langues exotiques et amants de passage), s’adresse ici aux participants, à cette race qu’elle ne critique généralement qu’une fois les lumières de la réunion éteintes et encore c’est si rare – après tout ils l’ont choisie elle, ils ne peuvent donc pas être si bêtes !
« Tu pourrais demander à l’orateur de décrocher son téléphone », a-t-elle dit. La question se pose dans sa brutalité, dans sa sécheresse : à qui demande-t-elle, d’une manière si familière qu’elle en est vulgaire, d’agir en son nom, de transmettre sa requête, son exigence de décrochage d’un téléphone qui, rappelons-le, n’existe pas, ou du moins n’existe pas là, dans la poche de l’orateur sans doute, mais pas là, face à lui, en lieu et place d’un micro qui, et c’est la cause de TOUT, reste lamentablement, pitoyablement, incontestablement, éteint !
Ségolène s’adresse, en l’occurrence, au voisin de table de l’orateur, un chauve bedonnant qu’elle ne connaît pas davantage et que, s’il n’était cette journée horrible, elle n’aurait de sa vie jamais osé tutoyer. Ne s’agit-il d’ailleurs pas de Jean-Luc Dehaene ? Croyant le reconnaître, Ségolène répète, mais cette fois avec l’accent de Vilvoorde :
« telephoon alstublieft. »
Le monde, tel qu’on le connaît, cet assemblage d’individus de religions et d’intérêts divers, cesse alors d’exister dans l’esprit de Ségolène. Elle n’est plus, car elle n’est plus cette fonction d’interface linguistique qu’elle aime tant et qui lui rapporte tant.
Ségolène remarque le regard ahuri de sa cocabinière, elle éteint son micro, se tourne vers elle et, loin de reprendre ses esprits, de s’excuser, de promettre aux participants qu’elle ne le refera plus et que, bien sûr, elle fera un geste commercial, Ségolène lui dit : « tu ne savais pas que j’ai ajouté le néerlandais ? ».
A ce moment-là, Ségolène eut juste le temps de voir les petits hommes avec leur blouse blanche entrer prestement dans sa cabine et elle s’évanouit.