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“Pour faire partie du « petit noyau », du « petit groupe », du « petit clan » des interprètes belges, une condition était suffisante, mais elle était nécessaire : il fallait tacitement adhérer à un credo dont un des articles était que, même si vous ne parliez que deux langues, vous deviez impérativement prétendre, avec l’aplomb propre à ceux qui se fendent des mensonges les plus éhontés dans un sourire désarmant, en posséder quelques autres, ne serait-ce que les rudiments qui permettent de dire « merci » ou « de rien ». Toute nouvelle recrue qui, dans un excès d’innocence naïve peu idoine dans pareilles circonstances, osait porter le titre d’interprète sans se vanter de maîtriser un minimum de sept langues, dont le serbo-croate et le moyen ukrainien, se voyait immédiatement exclue. Les hommes étant à cet égard plus rebelles que les femmes à déposer toute velléité de prétention et toute volonté d’imposer à d’autres leur présence professionnelle en dépit de leur éventuelle faiblesse linguistique, en d’autres termes et dans un français compréhensible par ceux qui n’ont pas consacré leur vie entière à l’acquisition d’un « linguistisme » (néologisme barbare et dénué de toute signification) de bon aloi dans les salons feutrés : les hommes étant trop prétentieux pour admettre qu’ils peuvent réussir dans un métier, quel qu’il soit, de maçon à président de la République, pour des raisons autres que leurs « immenses capacités », même si, et vous le savez tous, il y a loin de la coupe aux lèvres, le petit noyau avait été amené à rejeter successivement tous les « fidèles » masculins, à quelques exceptions près, souvent pour la simple raison que leur appartenance sexuelle voguait dans un flou david-hamiltonien.
Non pas que les interprètes féminines étaient davantage susceptibles de mentir et de « travestir » leur curriculum vitae, mais elles possédaient, plus que leurs collègues masculins, l’immense talent qui consiste à cacher la vérité sous les voiles de la discrétion : puisqu’elles n’avouaient jamais ne pas maîtriser parfaitement le moldave, qui aurait l’hérétique culot d’imaginer qu’elles ne le parlaient pas ? Mais tout cela n’est, bien sûr, que billevesées et spéculations.
Ségolène F. en était une, de femme et, qui plus est, d’interprète. Ces deux caractéristiques se fondaient en elle à un point tel qu’un observateur neutre, non au fait des choses de l’interprétation de conférence, n’eut pu distinguer où s’arrêtait sa condition de femme et où commençait sa condition d’interprète. Elle était autant l’un que l’autre et, à en croire son époux, un malheureux programmateur pauvre comme Job et incapable d’enfiler plus de deux mots d’une syllabe dans une langue étrangère, Ségolène, quand elle jouissait, avait cette agaçante manie de le faire dans deux langues, simultanément et parfois même en consécutive.
Depuis qu’un professeur décrépit, de ceux qui enseignent sans jamais avoir pratiqué, lui avait remis son diplôme, Ségolène F. avait eu la chance de pratiquer l’art de l’interprétation sans discontinuer, car elle considérait, à tort ou à raison, qu’il s’agissait d’une forme d’art, au même titre que l’ikebana ou l’assortiment des couleurs des vêtements avec celles des Tuperwares, même si son public lui tournait habituellement le dos et que, pour seule intonation, elle possédait, à mille lieues du talent d’un Gerard Philippe ou Depardieu, celle d’une bouilloire monotone ; qui plus est, elle pouvait se vanter, chose dont elle ne se privait que rarement, d’avoir écumé bon an mal an toutes les salles de réunion que comptait notre royaume.
Malheureusement, en cette pluvieuse journée d’octobre, alors que dehors le peuple vaquait, insouciant, à la limite du méprisant, à ses vaines occupations, l’heure semblait venue pour Ségolène de faire ses adieux à une profession à qui elle avait tant donné, et qui lui avait tout pris.
Entourée de costumes gris et de chemises bleues, qui ne se distinguaient les uns des autres que par la gravité de la calvitie des experts comptables qui les remplissaient, qui plus que d’autres, Ségolène F., pour la première et sans doute dernière fois de sa carrière, sanglotait ses illusions perdues. Honteuse, elle n’osait relever des yeux qui paraissaient fixés sur le bout des chaussures de mode qu’elle avait achetées, comme le reste de sa garde-robe, à un prix obscène. Une larme s’écrasa et y laissa une minuscule tache, l’immonde…
Ségolène F. en était persuadée et rien, pas même un article dans le Monde, un journal qu’elle sortait constamment, mais ne dépliait jamais, ne pourrait l’en dissuader : tous les costumes gris la fixaient de leurs boutons dorés, pointant vers elle une manche accusatrice qui lui criait « interprète, tu fis une erreur, tu te fourvoyas lamentablement et nous sommes ici, les victimes de ton incompétence méprisable, prêts à atteindre le fond de l’abyme d’incompréhension où nous projetèrent tes errements linguistiques. »
Ségolène F, adossée pitoyablement contre un mur, dans un coin reculé de la salle où, pendant les pauses, les participants de « l’Assemblée générale annuelle des actionnaires de la société « BMPPRFTHF », que ses employés nommaient affectueusement « La BMPPRFTHF », se reposaient des longues séances de travail, autour d’un café amplement mérité et de petits fours assassins, essayait de se souvenir de l’instant, du moment, de la seconde exacte où sa carrière s’acheva. L’intervention portait sur les résultats financiers de « La BMPPRFTHF », un orateur anglais égrenait des chiffres tristes et pluvieux ; lui-même semblait d’ailleurs de plus en plus vieux au fur et à mesure que tombaient les résultats, pesants, dans tous les sens du terme. Il s’apprêtait à citer le montant global des bénéfices de « La BMPPRFTHF » pour l’exercice financier écoulé ; dans la salle, chacun retenait son souffle, l’humeur était anxieuse, l’odeur se chargeait des relents de salive retenue, lorsque pas un seul n’ose déglutir, de peur de gêner l’écoute de l’autre ; dans leurs cabines, les interprètes hongrois, polonais, bulgares, slovènes, italiens, espagnols, allemands, néerlandais et mandarins avaient dégainé leur stylo, dans l’attente que l’interprète française, Ségolène F., celle que, dans le jargon du métier, on nommait « le pivot », donne LE MONTANT, le sésame du bonheur des actionnaires, la clé de leur éternelle félicité.
La vie est mère de toutes les ingratitudes. Elle vous réserve des tournants inattendus et malheureux aux moments les plus surprenants. Qui aurait imaginé qu’à cet instant de sa vie, alors que jamais Ségolène, F. en 15 ans d’un mariage qu’elle croyait sinon heureux du moins convenable, n’avait reçu le moindre SMS d’un époux plus intéressé par les absences professionnelles de sa femme que par une quelconque volonté de lui dire quoi que ce soit, tandis que LE MONTANT se profilait à l’horizon de chacun des chiffres égrenés, l’interprète pivot allait voir son téléphone portable, placé sur la tablette de la cabine à un endroit stratégique où elle ne pouvait l’ignorer, vibrer frénétiquement et le nom de Christian apparaître, accompagné d’un inopiné : « vous avez reçu un message ». Ségolène eut le temps de noter les cinq premiers chiffres du MONTANT : cinq deux sept trois cinq, d’appuyer sur le bouton d’appel de messages, deux un trois, « chérie, je te quitte », le message laconique, cruel, brutal, sec et belge s’affichait, Ségolène ne comprenait pas, deux zero… zero. Ségolène, seule, abandonnée, avait entendu un second zero, elle en était persuadée, aussi certaine de ce chiffre que du départ de son mari et elle traduisit, car telle était sa fonction dans la vie, dans cet univers inutile qu’elle devrait dorénavant, d’or et navrant, parcourir sans son Cricri d’amour, elle traduisit : 52 milliards 735 millions 213 mille 200 euros, soit, par le fait d’un second zéro ajouté là où il n’y en avait qu’un, un résultat supérieur en français, puis en hongrois, en polonais, en bulgare, en slovène, en italien, en espagnol, en allemand, en néerlandais et en mandarin, de 47.461.691.880 euros par rapport au MONTANT anglais (5.273.521 .320 euros), d’où les mines réjouies sur les visages hongrois, polonais, bulgares, slovènes, italiens, espagnols, allemands, néerlandais et mandarins et la tristesse bien compréhensible des actionnaires anglais ou anglophones… D’un côté de la planète, « La BMPPRFTHF » avait, au cours de l’année, récolté des profits pharamineux, proches de ceux qui obligent les actionnaires à dégrossir les effectifs des sociétés sœurs pour profiter pleinement de leurs dividendes, alors qu’au Royaume-Uni et aux USA, la vérité était toute autre : « La BMPPRFTHF » se rapprochait des falaises d’une faillite honteuse.
Tant bien que mal, Ségolène, qui s’était rendu compte de sa « légère » erreur, termina la session. Lorsqu’elle sortit du cocon ouaté et protecteur de sa cabine, elle croisa le regard de l’interprète mandarin qui, lui aussi, savait. L’Espagnole lui sourit, l’Italien fit une tentative d’approche vite éconduite, le Bulgare baraguina un « bonjour » qu’elle ne comprit qu’à moitié, l’Allemand était déjà pendu à son téléphone, tandis que les Néerlandais, Hongrois et Polonais restaient dans leur cabine respective pour achever qui une partie de « démineur », qui une réussite.
Ségolène, qui avait été caméléon dans une vie entière, se fondit avec la tapisserie orange d’un des murs de la salle. Elle attendait qu’on vienne la chercher, qu’on lui enchaîne les mains avec le fil de son casque et qu’on la traîne, servante répudiée, à la « Puerta del Sol ». Le moment de la chute approchait, douloureux, un des costumes, dont la nuance de gris indiquait qu’il assumait quelques responsabilités dans l’Assemblée, se détacha des autres. Il marchait avec l’assurance des « maîtres du monde », le sexe légèrement en avant par rapport à l’axe de son corps, la tête haute et les pellicules basses. Il s’arrêta à quelques centimètres de Ségolène. Le monde cessa de tourner, quelques oiseaux se firent croquer par des chats voraces, en Chine, une inondation laissa des centaines de victimes, en Afrique, des millions mourraient de faim et le maître du monde se tenait, impressionnant malgré sa petite taille, devant Ségolène, prêt à la rayer des listes des humains.
En un éclair, Ségolène comprit l’ironie de la situation : elle souffrait davantage de la honte de son erreur et de la perspective d’un renvoi inéluctable que du départ de son mari. Le maître du monde prenait son temps et, sans doute, son pied. Puis, dans un souffle, il s’adressa à Ségolène, il lui dit, l’avait-elle bien compris, oui sans doute, il lui dit, et Ségolène l’entendit à peine, il lui dit, ou plutôt lui demanda :
« Et c’est pas trop dur d’écouter et de traduire en même temps ? »