Biographie
Charles Perrault
Né à Paris (France) le 12/01/1628 ; Mort à Paris (France) le 16/05/1703
Charles Perrault naît en 1628, dans une famille parisienne bourgeoise et lettrée. Très tôt, il se passionne pour les lettres : adolescent, il traduit en vers burlesques certains passages de l’Enéide. À 23 ans, il devient avocat, dans les traces de son père et de son frère aîné. Cependant, ses fonctions l’ennuient, aussi il trouve une place auprès de son autre frère, alors receveur des finances, et commence une carrière politique. Il assiste Colbert et oeuvre pour les sciences, les lettres et les arts. Il entre à l’Académie française, qu’il contribue à réformer.
Comme beaucoup d’écrivains de son temps, il s’essaie à la poésie, et compose différents poèmes et textes galants. Il écrit aussi des essais, ainsi qu’un recueil de biographies. Enfin, il est l’instigateur de la célèbre querelle des anciens et des modernes : en 1687, il scandalise l’Académie par un discours audacieux, qui récuse l’admiration pour les auteurs antiques, et prône les oeuvres contemporaines. D’autres écrivains rejoignirent le débat, qui divisa les hommes de lettres jusqu’à la fin du XVIIe siècle.
Mais c’est avec ses contes que Charles Perrault passe à la postérité. En 1697, alors qu’il a abandonné sa carrière politique, il publie les “Contes de ma mère l’Oye, ou histoires du temps passé”. Il transcrit dans ce petit volume des récits bien connus de la tradition orale, qui se transmettent autour du feu, mais ont rarement été couchés sur le papier. Le recueil comporte à la fois de longs poèmes en vers et des contes en prose, que Charles Perrault a composés au cours des années qui précèdent. Le succès de cet ouvrage est immédiat, au point que de nombreuses contrefaçons circulent rapidement. Un genre littéraire est né, celui du conte merveilleux. Charles Perrault décède six ans plus tard, en 1703.
Le Petit Chaperon Rouge
Il était une fois, il y a très longtemps, une petite fille qui vivait dans un village. Sa mère et sa grand-mère l’aimaient beaucoup. Un jour, sa grand-mère lui a donné un petit chaperon de couleur rouge. Le chaperon lui allait si bien que tout le monde appelait la petite fille le Petit Chaperon rouge. Un beau matin de printemps, sa mère a fait une galette et lui a dit :
– Grand-mère est malade. Apporte-lui cette galette et ce petit pot de beurre.
Alors le Petit Chaperon rouge est partie chez sa grand-mère qui habitait un peu loin. Pour aller chez sa grand-mère, le Petit Chaperon rouge devait traverser la forêt et le Petit Chaperon rouge a rencontré Monsieur le Loup. Le loup était tout noir. Il avait les yeux jaunes et il avait l’air très méchant. Le loup voulait manger la petite fille mais, comme il y avait des bûcherons, le loup avait peur. Il lui a demandé où elle allait. La petite fille ne savait pas que c’est dangereux de parler à un loup. Elle lui a répondu :
– Je vais voir ma grand-mère. Je lui apporte une galette et un petit pot de beurre.
– Est-ce que ta grand-mère habite loin d’ici ?
– Oui, c’est très loin.
– Eh bien, dit le loup, moi aussi je veux aller voir ta grand-mère. Prends ce chemin ! Moi, je prends l’autre chemin.
Le loup est parti et a couru aussi vite que possible. La petite fille a pris le chemin le plus long. Elle ne marchait pas très vite parce qu’elle écoutait les oiseaux et puis elle cueillait des fleurs sur le chemin. Bien sûr, le loup est arrivé le premier à la maison de la grand-mère. Il a frappé : toc, toc.
– Qui est là ?
– C’est votre petite fille, a dit le loup en imitant la voix du Petit Chaperon rouge. Je vous apporte un gâteau et un petit pot de beurre.
– Entre ma petite ! Entre ! dit la grand-mère.
Le loup a ouvert la porte, il a sauté sur la grand-mère et l’a mangée. Ensuite, il a fermé la porte, il s’est couché dans le lit de la grand-mère et a attendu le Petit Chaperon Rouge. Un peu après, le Petit Chaperon rouge est arrivée chez la grand-mère, a frappé à la porte : toc, toc.
– Qui est là ?
Comme le loup avait une grosse voix, la petite fille a cru que sa grand-mère avait un rhume. Elle a répondu :
– C’est votre petite fille, je vous apporte une galette et un petit pot de beurre.
Le loup a répondu d’une voix douce :
– Entre ma petite ! Entre !
Le Petit Chaperon rouge a ouvert la porte. Le loup s’est caché sous la couverture et lui a dit :
– Pose la galette et le petit pot de beurre sur la table et viens te coucher avec moi.
Le Petit Chaperon rouge s’est déshabillée et s’est couchée. Elle a trouvé que sa grand-mère était un peu bizarre. Elle lui a dit :
– Grand-mère, vos bras sont très grands.
– C’est pour bien t’embrasser, ma petite fille.
– Grand-mère, vous avez de grandes jambes.
– C’est pour courir vite, ma petite fille.
– Grand-mère, vous avez de grandes oreilles.
– C’est pour bien t’entendre, ma petite fille.
– Grand-mère, vous avez de grandes dents.
– C’est pour te manger.
Alors, le loup a mangé la petite fille.
Moralité :
Attention mesdemoiselles, les loups les plus gentils sont aussi les plus dangereux.
Les fées
Il était une fois une veuve qui avait deux filles : l’aînée lui ressemblait si fort d’humeur et de visage, que, qui la voyait, voyait la mère. Elles étaient toutes deux si désagréables et si orgueilleuses, qu’on ne pouvait vivre avec elles. La cadette, qui était le vrai portrait de son père pour la douceur et l’honnêteté, était avec cela une des plus belles filles qu’on eût su voir. Comme on aime naturellement son semblable, cette mère était folle de sa fille aînée, et, en même temps avait une aversion effroyable pour la cadette. Elle la faisait manger à la cuisine et travailler sans cesse.
Il fallait, entre autres choses, que cette pauvre enfant allât, deux fois le jour, puiser de l’eau à une grande demi lieue du logis, et qu’elle rapportât plein une grande cruche. Un jour qu’elle était à cette fontaine, il vint à elle une pauvre femme qui lui pria de lui donner à boire.
-” Oui, ma bonne mère, ” dit cette belle fille. Et, rinçant aussitôt sa cruche, elle puisa de l’eau au plus bel endroit de la fontaine et la lui présenta, soutenant toujours la cruche, afin qu’elle bût plus aisément. La bonne femme, ayant bu, lui dit : ” Vous êtes si belle, si bonne et si honnête, que je ne puis m’empêcher de vous faire un don. Car c’était une fée qui avait pris la forme d’une pauvre femme de village, pour voir jusqu’où irait l’honnêteté de cette jeune fille. Je vous donne pour don, poursuivit la fée, qu’à chaque parole que vous direz, il vous sortira de la bouche ou une fleur, ou une pierre précieuse. ”
Lorsque cette belle fille arriva au logis, sa mère la gronda de revenir si tard de la fontaine. ” Je vous demande pardon, ma mère, dit cette pauvre fille, d’avoir tardé si longtemps ” ; et, en disant ces mots, il lui sortit de la bouche deux roses, deux perles et deux gros diamants. ” Que vois-je là ! dit sa mère toute étonnée ; je crois qu’il lui sort de la bouche des perles et des diamants. D’où vient cela, ma fille ? (Ce fut là la première fois qu’elle l’appela sa fille.) La pauvre enfant lui raconta naïvement tout ce qui lui était arrivé, non sans jeter une infinité de diamants. ” Vraiment, dit la mère, il faut que j’y envoie ma fille. Tenez, Fanchon, voyez ce qui sort de la bouche de votre sœur quand elle parle ; ne seriez-vous pas bien aise d’avoir le même don ? Vous n’avez qu’à aller puiser de l’eau à la fontaine, et, quand une pauvre femme vous demandera à boire, lui en donner bien honnêtement. – Il me ferait beau voir, répondit la brutale, aller à la fontaine ! – Je veux que vous y alliez, reprit la mère, et tout à l’heure. ”
Elle y alla, mais toujours en grondant. Elle prit le plus beau flacon d’argent qui fut au logis. Elle ne fut pas plus tôt arrivée à la fontaine, qu’elle vit sortir du bois une dame magnifiquement vêtue, qui vint lui demander à boire. C’était la même fée qui avait apparu à sa sœur, mais qui avait pris l’air et les habits d’une princesse, pour voir jusqu’où irait la malhonnêteté de cette fille. ” Est-ce que je suis ici venue, lui dit cette brutale orgueilleuse, pour vous donner à boire ? Justement j’ai apporté un flacon d’argent tout exprès pour donner à boire à Madame ! J’en suis d’avis : buvez à même si vous voulez. – Vous n’êtes guère honnête, reprit la fée, sans se mettre en colère. Eh bien ! puisque vous êtes si peu obligeante, je vous donne pour don qu’à chaque parole que vous direz, il vous sortira de la bouche ou un serpent, ou un crapaud. ”
D’abord que sa mère l’aperçut, elle lui cria : ” Eh bien ! ma fille ! – Eh bien ! ma mère ! lui répondit la brutale, en jetant deux vipères et deux crapauds. – O ciel, s’écria la mère, que vois-je là ? C’est sa sœur qui est en cause : elle me le paiera ” ; et aussitôt elle courut pour la battre. La pauvre enfant s’enfuit et alla se sauver dans la forêt prochaine. Le fils du roi, qui revenait de la chasse, al rencontra et, la voyant si belle, lui demanda ce qu’elle faisait là toute seule et ce qu’elle avait à pleurer ! ” Hélas, Monsieur, c’est ma mère qui m’a chassée du logis. ” Le fils du roi, qui vit sortir de sa bouche cinq ou six perles et autant de diamants, lui pria de lui dire d’où cela lui venait. Elle lui conta toute son aventure. Le fils du roi en devint amoureux ; et, considérant qu’un tel don valait mieux que tout ce qu’on pouvait donner en mariage à une autre, l’emmena au palais du roi son père, où il l’épousa.
Pour sa sœur, elle se fit tant haïr, que sa propre mère la chassa de chez elle ; et la malheureuse, après avoir bien couru sans trouver personne qui voulut la recevoir, alla mourir au coin d’un bois.
LE MAÎTRE CHAT OU LE CHAT BOTTÉ
Un meunier ne laissa pour tous biens, à trois enfants qu’il avait, que son moulin, son âne et son Chat. Les partages furent bientôt faits; ni le notaire ni le procureur n’y furent point appelés. Ils auraient eu bientôt mangé tout le pauvre patrimoine. L’aîné eut le moulin, le second eut l’âne, et le plus jeune n’eut que le Chat.
Ce dernier ne pouvait se consoler d’avoir un si pauvre lot. «Mes frères, disait-il, pourront gagner leur vie honnêtement en se mettant ensemble; pour moi, lorsque j’aurai mangé mon Chat, et que je me serai fait un manchon de sa peau, il faudra que je meure de faim.»
Le Chat, qui entendit ce discours, mais qui n’en fit pas semblant, lui dit d’un air posé et sérieux: «Ne vous affligez point, mon maître; vous n’avez qu’à me donner un sac, et me faire faire une paire de bottes, pour aller dans les broussailles, et vous verrez que vous n’êtes pas si mal partagé que vous croyez.» Quoique le maître du Chat ne fit pas grand fonds là-dessus, il lui avait vu faire tant de tours de souplesse, pour prendre des rats et des souris, comme quand il se pendait par les pieds, ou qu’il se cachait dans la farine pour faire le mort, qu’il ne désespéra pas d’en être secouru dans sa misère.
Lorsque le Chat eut ce qu’il avait demandé, il se botta bravement, et, mettant son sac à son cou, il en prit les cordons avec ses deux pattes de devant, et s’en alla dans une garenne où il y avait grand nombre de lapins. Il mit du son et des lacerons dans son sac, et, s’étendant comme s’il eût été mort, il attendit que quelque jeune lapin, peu instruit encore des ruses de ce monde, vînt se fourrer dans son sac, pour manger ce qu’il y avait mis.
A peine fut-il couché, qu’il eut contentement; un jeune étourdi de lapin entra dans son sac, et le maître Chat, tirant aussitôt les cordons, le prit et le tua sans miséricorde.
Tout glorieux de sa proie, il s’en alla chez le roi, et demanda à lui parler. On le fit monter à l’appartement de Sa Majesté, où, étant entré, il fit une grande révérence au roi, et lui dit: «Voilà, sire, un lapin de garenne que M. le marquis de Carabas (c’était le nom qu’il lui prit en gré de donner à son maître) m’a chargé de vous présenter de sa part. — Dis à ton maître, répondit le roi, que je le remercie, et qu’il me fait plaisir.»
Une autre fois, il alla se cacher dans un blé, tenant toujours son sac ouvert, et lorsque deux perdrix y furent entrées, il tira les cordons, et les prit toutes deux. Il alla ensuite les présenter au roi, comme il avait fait du lapin de garenne. Le roi reçut encore avec plaisir les deux perdrix, et lui fit donner pour boire.
Le Chat continua ainsi, pendant deux ou trois mois, de porter de temps en temps au roi du gibier de la chasse de son maître. Un jour qu’il sut que le roi devait aller à la promenade, sur le bord de la rivière, avec sa fille, la plus belle princesse du monde, il dit à son maître: «Si vous voulez suivre mon conseil, votre fortune est faite: vous n’avez qu’à vous baigner dans la rivière, à l’endroit que je vous montrerai, et ensuite me laisser faire.»
Le marquis de Carabas fit ce que son Chat lui conseillait, sans savoir à quoi cela serait bon. Dans le temps qu’il se baignait, le roi vint à passer, et le Chat se mit à crier de toute sa force: «Au secours! au secours! voilà M. le marquis de Carabas qui se noie!» A ce cri, le roi mit la tête à la portière, et reconnaissant le Chat qui lui avait apporté tant de fois du gibier, il ordonna à ses gardes qu’on allât vite au secours de M. le marquis de Carabas.
Pendant qu’on retirait le pauvre marquis de la rivière, le Chat, s’approchant du carrosse, dit au roi que, dans le temps que son maître se baignait, il était venu des voleurs qui avaient emporté ses habits, quoiqu’il eût crié au voleur! de toute sa force: le drôle les avait cachés sous une grosse pierre. Le roi ordonna aussitôt aux officiers de sa garde-robe d’aller quérir un de ses plus beaux habits pour M. le marquis de Carabas. Le roi lui fit mille caresses; et comme les beaux habits qu’on venait de lui donner relevaient sa bonne mine (car il était beau et bien fait de sa personne), la fille du roi le trouva fort à son gré, et le marquis de Carabas ne lui eut pas plutôt jeté deux ou trois regards fort respectueux et un peu tendres, qu’elle en devint amoureuse à la folie.
Le roi voulut qu’il montât dans son carrosse et qu’il fût de la promenade. Le Chat, ravi de voir que son dessein commençait à réussir, prit les devants: et, ayant rencontré des paysans qui fauchaient un pré, il leur dit: «Bonnes gens qui fauchez, si vous ne dites au roi que le pré que vous fauchez appartient à M. le marquis de Carabas, vous serez tous hachés menu comme chair à pâté.*
Le roi ne manqua pas à demander aux faucheurs à qui était ce pré qu’ils fauchaient: «C’est à M. le marquis de Carabas,» dirent-ils tous ensemble; car la menace du Chat leur avait fait peur. «Vous avez là un bel héritage, dit le roi au marquis de Carabas. — Vous voyez, sire, répondit le marquis; c’est un pré qui ne manque point de rapporter abondamment toutes les années.»
Le maître Chat, qui allait toujours devant, rencontra des moissonneurs, et leur dit; «Bonnes gens qui moissonnez, si vous ne dites que tous ces blés appartiennent à M. le marquis de Carabas, vous serez tous hachés menu comme chair à pâté.» Le roi, qui passa un moment après, voulut savoir à qui appartenaient tous les blés qu’il voyait. «C’est à M. le marquis de Carabas», répondirent les moissonneurs. Et lé roi s’en réjouit encore avec le marquis. Le Chat, qui allait devant le carrosse, disait toujours la même chose à tous ceux qu’il rencontrait, et le roi était étonné des grands biens du marquis de Carabas.
Le maître Chat arriva enfin dans un beau château, dont le maître était un ogre, le plus riche qu’on ait jamais vu, car toutes les terres par où le roi avait passé étaient de la dépendance de ce château. Le Chat eut soin de s’informer qui était cet ogre, et ce qu’il savait faire, et demanda à lui parler, disant qu’il n’avait pas voulu passer si près de son château sans avoir l’honneur de lui faire la révérence.
L’ogre le reçut aussi civilement que le peut un ogre, et le fit reposer. «On m’a assuré, dit le Chat, que vous aviez le don de vous changer en toutes sortes d’animaux; que vous pouviez, par exemple, vous transformer en lion, en éléphant. — Cela est vrai, répondit l’ogre brusquement, et, pour vous le montrer, vous m’allez voir devenir lion.» Le Chat fut si effrayé de voir un lion devant lui, qu’il gagna aussitôt les gouttières, non sans peine et sans péril, à cause de ses bottes, qui ne valaient rien pour marcher sur les tuiles.
Quelque temps après, le Chat, ayant vu que l’ogre avait quitté sa première forme, descendit et avoua qu’il avait eu bien peur. «On m’a assuré encore, dit le Chat, mais je ne saurais le croire, que vous aviez aussi le pouvoir de prendre la forme des plus petits animaux; par exemple, de vous changer en un rat, en une souris: je vous avoue que je tiens cela pour tout à fait impossible. — Impossible? reprit l’ogre; vous allez voir.» Et en même temps il se changea en une souris qui se mit à courir sur le plancher. Le Chat ne l’eut pas plutôt aperçue, qu’il se jeta dessus et la mangea.
Cependant le roi, qui vit en passant le beau château de l’ogre, voulut entrer dedans. Le Chat, qui entendit le bruit du carrosse qui passait sur le pont-levis, courut au-devant, et dit au roi: «Votre Majesté soit la bienvenue dans ce château de M. le marquis de Carabas. — Comment, monsieur le marquis, s’écria le roi, ce château est encore à vous? Il ne se peut rien de plus beau que cette cour et que tous ces bâtiments qui l’environnent; voyons les dedans, s’il vous plaît.»
Le marquis donna la main à la jeune princesse, et, suivant le roi qui montait le premier, ils entrèrent dans une grande salle, où ils trouvèrent une magnifique collation, que l’ogre avait fait préparer pour ses amis, qui le devaient venir voir ce même jour-là, mais qui n’avaient pas osé entrer, sachant que le roi y était. Le roi, charmé des bonnes qualités de M. le marquis de Carabas, de même que sa fille, qui en était folle, et voyant les grands biens qu’il possédait, lui dit, après avoir bu cinq ou six coups: «Il ne tiendra qu’à vous, monsieur le marquis, qui vous ne soyez mon gendre.» Le marquis, faisant de grandes révérences, accepta l’honneur que lui faisait le roi; et dès le même jour il épousa la princesse. Le Chat devint grand seigneur, et ne courut plus après les souris que pour se divertir.
Moralité:
Quelque grand que soit l’avantage
De jouir d’un riche héritage
Venant à nous de père en fils,
Aux jeunes gens, pour l’ordinaire,
L’industrie et le savoir-faire
Valent mieux que des biens acquis.
Si le fils d’un meunier, avec tant de vitesse
Gagne le cœur d’une princesse,
Et s’en fait regarder avec des yeux mourants,
C’est que l’habit, la mine et la jeunesse,
Pour inspirer de la tendresse,
Ne sont pas des moyens toujours indifférents.
La Barbe-bleue
IL étoit une fois un homme qui avoit de belles maisons à la ville et à la campagne ; de la vaisselle d’or et d’argent, des meubles en broderies et des carrosses tout dorés, mais par malheur cet homme avoit la barbe bleue ; cela le rendait si laid et si horrible, qu’il n’étoit femme ni fille qui ne s’enfuît devant lui. Une de ses voisines, dame de qualité, avoit deux filles parfaitement belles. Il lui en demanda une en mariage, en lui laissant le choix de celle qu’elle voudroit lui donner. Elles n’en vouloient point toutes les deux, et se renvoyoient l’une à l’autre, ne pouvant se résoudre à prendre un tel homme. Ce qui les dégoûtoit encore, c’est qu’il avoit déjà épousé plusieurs femmes, et qu’on ne savoit ce qu’elles étoient devenues. Barbe-bleue ; pour faire connoissance, les mena avec leur mère et trois ou quatre de leurs meilleures amies, et quelques jeunes gens du voisinage, à une de ses maisons de campagne, où on demeura huit jours entiers. Ce n’étoit que Promenades, que parties de chasse et de pêche, que danses, que festins, et collations : on ne dormoit point, on passoit toute la nuit à se faire des malices les uns aux autres : enfin tout alla si bien, que la cadette commença à trouver que le maître du logis n’avoit plus de barbe-bleue et que c’étoit un fort honnête homme. Dès que l’on fut de retour à la ville, le mariage se conclut. Au bout d’un mois, Barbe Bleue dit à sa femme qu’il étoit obligé de faire un voyage en Province, de six semaines au moins, pour une affaire de conséquence, qu’il la prioit de se bien divertir pendant son absence ; qu’elle fit venir ses bonnes amies, qu’elle les menât à la campagne si elle vouloit, et que par-tout elle fit bonne chère. Voilà, lui-dit-il, les clefs de deux grands gardes meubles. Voilà celles de la vaisselle d’or et d’argent qui ne sert pas tous les jours. Voilà celle de mes coffres-forts, où est mon or et mon argent ; celle des cassetes où sont mes pierreries ; et voilà le passe-partout de tous les appartemens. Pour cette petite clef, c’est celle du cabinet au bout de la grande gallerie de l’appartement bas. Ouvrez tout, allez par-tout ; mais pour ce petit Cabinet, je vous défends d’y entrer, et je vous le défends de telle sorte, que s’il vous arrive de l’ouvrir, il n’est rien que vous ne deviez attendre de ma colère. Elle promit d’observer exactement tout ce qui venoit d’être ordonné, et lui, après l’avoir embrassée, monta dans son carrosse et partit pour son voyage. Les voisins et les bonnes amies n’attendirent pas qu’on les envoyât querir, pour aller chez la jeune mariée, tant elles avoient d’impatience de voir toutes les richesses de sa maison, n’ayant osé y venir pendant que le mari y étoit, à cause de sa barbe-bleue qui leur faisoit peur. Les voilà soudain à courir toutes les chambres, les cabinets, les gardes-robes, toutes plus belles et plus riches les unes que les autres. Elles montèrent ensuite au garde-meuble, où elles ne pouvoient assez admirer le nombre et la beauté des tapisseries et des lits, des sophas, des cabinets, des guéridons, des tables, et des miroirs où l’on se voyoit des pieds à la tête, et dont les bordures, les unes de glaces, les autres d’argent et de vermeil doré, étoient les plus belles et les plus magnifiques qu’on eût jamais vues. Elles ne cessoient d’exagérer et d’envier le bonheur de leur amie, qui cependant ne se divertissoit point à voir toutes ces richesses, à cause de l’impatience qu’elle avoit d’aller ouvrir le cabinet de l’appartement bas. Elle fut si pressée de sa curiosité, que sans considérer qu’il étoit malhonnête de laisser sa compagnie, elle y descendit par un escalier dérobé, et avec une telle précipitation qu’elle pensa se rompre le col deux ou trois fois. Arrivée à la porte du cabinet, elle s’y arrêta quelques momens, songeant à la défense que son mari lui avoit faite, et considérant qu’il pourroit lui arriver malheur d’avoir été désobéissante, mais la tentation étoit si forte qu’elle ne put la surmonter. Elle prend donc la petite clef, et ouvre en tremblant la porte du cabinet. D’abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étoient fermées. Après quelques instans, elle commença à voir que le plancher étoit tout couvert de sang caillé, que réfléchissoit les corps de plusieurs femmes mortes, et attachées le long des murs. C’étoient toutes les femmes que Barbe-Bleue avoit épousées, et qu’il avoit égorgées l’une après l’autre. Elle pensa mourir de peur, et la clef du cabinet qu’elle venoît de retirer de la serrure, lui tomba de la main : après avoir un peu repris ses esprits, elle ramassa la clef, referma la porte, et monta à sa chambre pour se remettre un peu, mais elle n’en put venir à bout, tant elle étoit émue. Ayant remarqué que la clef du cabinet étoit tachée de sang, elle l’essuya deux ou trois fois ; mais le sang ne s’en alloit point, elle eut beau la laver et même la frotter avec du grès, il y demeuroit toujours du sang, car la clef étoit Fée ; il n’y avoit pas moyen de la nétoyer tout-à-fait : quand on ôtoit le sang d’un côté, il revenoit de l’autre. La Barbe-Bleue revint de son voyage dès le soir même : il dit qu’il avoit reçu des lettres dans le chemin, qui lui avoient appris que l’affaire pour laquelle il étoit parti, venoit d’être terminée à son avantage. Sa femme fit ce qu’elle put pour lui témoigner qu’elle étoit ravie de son prompt retour. Le lendemain, il lui demanda les clefs, et elle les lui donna, mais d’une main si tremblante, qu’il devina sans peine ce qui s’étoit passé.
D’où vient, lui dit-il, que la clef du cabinet n’est point avec les autres ? — Il faut, dit-elle, que je l’aie laissée là haut sur ma table. – Ne manquez pas, dit la Barbe-Bleue, de la donner tantôt. Après plusieurs remise, il fallut apporter la clef. Barbe-Bleue l’ayant considérée dit à sa Femme : Pourquoi y a-t-il du sang sur cette clef ?— Je n’en sais rien- répondit la pauvre femme, plus pâle que la mort.— Vous n’en savez rien, reprit Barbe-Bleue ? Je le sais bien, moi : vous avez voulu entrer dans le cabinet : hé bien, Madame, vous y entrerez, et irez prendre votre place auprès des dames que vous y avez vues… Elle se jetta aux pieds de son mari en pleurant, et en lui demandant pardon avec toutes les marques d’un vrai repentir de n’avoir pas été obéissante. Elle auroit attendri un tigre, belle affligée comme elle étoit, mais la Barbe-Bleue avoit le coeur plus dur qu’un rocher ; Il faut mourir, Madame, et tout à l’heure.— Puisqu’il faut mourir, répondit elle en le regardant les yeux baignés de larmes, donnez-moi un peu de temps pour prier Dieu.— Je vous donne un demi-quart d’heure, reprit la Barbe-Bleue, pas un moment davantage. Lorsqu’elle fut seule, elle appella sa soeur et lui dit : Ma soeur Anne (car elle se nommoit ainsi) monte, je te prie, sur le haut de la tour, pour voir si mes Frères ne viennent pas ; ils m’ont promis qu’ils me viendroient te voir aujourd’hui, si tu les vois, fais-leur : signe de se hâter… La soeur Anne monta sur le haut de la tour, et la pauvre affligée lui crioit de tems en tems, Anne, ma soeur Anne, ne vois tu rien venir ? et la soeur Anne répondit : Je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie. Cependant la Barbe-Bleue, tenant un grand coutelas à la main, crioit de toute sa force à sa femme : Descends vite ou je monterai là haut.— Encore un moment, s’il vous plaît, lui répondit sa Femme, et aussitôt elle crioit tout bas : Anne, ma soeur Anne ne vois-tu rien venir : La soeur Anne répondit : Je ne vois rien, que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie… Descends donc (crioit la Barbe-Bleue) ou je monterai. Je m’en vais, répondit la femme, et puis elle crioit ; Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ? Je vois, répondit sa soeur Anne, une grosse poussière qui vient de ce côté-ci. Ne sont-ce pas mes Frères ?— Hélas ! non, ma soeur, c’est un troupeau de moutons. Ne veux-tu pas descendre, crioit la Barbe-Bleue ?— Encore un moment répondit la Femme, puis elle crioit, Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ? Je vois, répondit-elle, deux Cavaliers qui viennent de ce côté-ci : mais ils sont encore bien loin. Dieu soit loué ! s’écria-t-il un moment après : ce sont mes Frères ! Je leur fais signe, tant que je puis, de se hâter… Barbe-Bleue se mit à crier si fort que toute la maison en trembla. La pauvre femme descendit, et se jeta à ses pieds toute éplorée et échevelée. Cela ne sert de rien, dit Barbe-Bleue, il faut mourir ! puis la prenant d’une main par les cheveux, et de l’autre levant le coutelas en l’air, il allait lui abbattre la tête. La pauvre femme se tournant vers lui, et le regardant avec des yeux mourans, le pria de lui donner un petit moment pour se reconcilier. Non, non, dit-il : recommande toi à Dieu. Et levant son bras… Dans ce moment on heurta si fort à la porte, que Barbe-Bleue s’arrêta tout court ; on ouvrit, et soudain on vit entrer deux Cavaliers, qui mettant l’épée à la main coururent droit â Barbe-Bleue, il reconnut que c’étaient les frères de sa femme, l’un Dragon, l’autre Mousquetaire, de sorte qu’il s’enfuit aussitôt pour se sauver : mais les deux frères le poursuivirent, et l’attrapèrent avant qu’il pût gagner le perron. Ils lui passèrent leurs épées à travers le corps, et le laissèrent mort. La pauvre femme était presqu’aussi morte que son mari, n’ayant pas la force de se lever pour embrasser ses frères. Il se trouva que Barbe-Bleue n’avait point d’héritiers, et ainsi sa Femme demeura maîtresse de tous ses biens. Elle en employa une partie à marier sa soeur Anne avec un jeune Gentilhomme, dont elle étoit aimée depuis longtems ; une autre partie à acheter des charges de Capitaine à ses Frères, et le reste à se marier elle-même à un fort honnête homme, qui lui fit oublier les mauvais tems qu’elle avoit passés avec la Barbe-Bleue.
MORALITÉ
La curiosité malgré tous ses attraits
Coûte souvent bien des regrets,
On en voit tous les jours, mille exemples paraître
C’est, n’en déplaise au Sexe, un plaisir bien léger,
Dès qu’on le perd, il cesse d’être,
Et toujours il coûte trop cher.
LA BELLE AU BOIS DORMANT
Il estoit une fois un roi et une reine qui estoient si faschez de n’avoir point d’enfans, si faschez qu’on ne sçauroit dire. Ils allerent à toutes les eaux du monde : vœux, pelerinages, menuës devotions, tout fut mis en œuvre, et rien n’y faisoit. Enfin, pourtant, la reine devint grosse, et accoucha d’une fille. On fit un beau baptesme ; on donna pour maraines à la petite princesse toutes les fées qu’on pust trouver dans le pays (il s’en trouva sept), afin que, chacune d’elles luy faisant un don, comme c’estoit la coustume des fées en ce temps-là, la princesse eust, par ce moyen, toutes les perfections imaginables.
Aprés les ceremonies du baptesme, toute la compagnie revint au palais du roi, où il y avoit un grand festin pour les fées. On mit devant chacune d’elles un couvert magnifique, avec un estui d’or massif où il y avoit une cuillier, une fourchette et un couteau de fin or, garnis de diamans et de rubis. Mais, comme chacun prenoit sa place à table, on vit entrer une vieille fée, qu’on n’avait point priée, parce qu’il y avait plus de cinquante ans qu’elle n’estoit sortie d’une tour, et qu’on la croyoit morte ou enchantée.
Le roi lui fit donner un couvert ; mais il n’y eut pas moyen de lui donner un estuy d’or massif, comme aux autres, parce que l’on n’en avoit fait faire que sept, pour les sept fées. La vieille crût qu’on la méprisait, et grommela quelques menaces entre ses dents. Une des jeunes fées, qui se trouva auprés d’elle, l’entendit, et, jugeant qu’elle pourroit donner quelque fâcheux don à la petite princesse, alla, dés qu’on fut sorti de table, se cacher derriere la tapisserie, afin de parler la derniere, et de pouvoir réparer, autant qu’il luy seroit possible, le mal que la vieille aurait fait.
Cependant les fées commencerent à faire leurs dons à la princesse. La plus jeune luy donna pour don qu’elle seroit la plus belle personne du monde ; celle d’aprés, qu’elle auroit de l’esprit comme un ange ; la troisiéme, qu’elle auroit une grace admirable à tout ce qu’elle feroit ; la quatriéme, qu’elle danseroit parfaitement bien ; la cinquiéme, qu’elle chanteroit comme un rossignol ; et la sixiéme, qu’elle joüeroit de toutes sortes d’instrumens dans la derniere perfection. Le rang de la vieille fée estant venu, elle dit, en branlant la teste, encore plus de dépit que de vieillesse, que la princesse se perceroit la main d’un fuseau et qu’elle en mourroit.
Ce terrible don fit fremir toute la compagnie, et il n’y eut personne qui ne pleurât. Dans ce moment, la jeune fée sortit de derriere la tapisserie, et dit tout haut ces paroles :
« Rassurez-vous, roi et reine, vostre fille n’en mourra pas. Il est vrai que je n’ay pas assez de puissance pour défaire entierement ce que mon ancienne a fait : la princesse se percera la main d’un fuseau ; mais, au lieu d’en mourir, elle tombera seulement dans un profond sommeil. qui durera cent ans, au bout desquels le fils d’un roi viendra la réveiller. »
Le roi, pour tâcher d’éviter le malheur annoncé par la vieille, fit publier aussi tost un Edit par lequel il deffendoit à toutes personnes de filer au fuseau, ny d’avoir des fuseaux chez soy, sur peine de la vie.
Au bout de quinze ou seize ans, le roi et la reine estant allez à une de leurs maisons de plaisance, il arriva que la jeune princesse, courant un jour dans le château, et montant de chambre en chambre, alla jusqu’au haut du donjon, dans un petit galletas où une bonne vieille estoit seule à filer sa quenoüille. Cette bonne femme n’avoit point ouï parler des deffenses que le roi avoit faites de filer au fuseau.
« Que faites-vous là, ma bonne femme ? dit la princesse.
— Je file, ma belle enfant, luy répondit la vieille, qui ne la connoissoit pas.
— Ha ! que cela est joli ! reprit la princesse ; comment faites-vous ? Donnez-moy que je voye si j’en ferois bien autant. »
Elle n’eust pas plutost pris le fuseau, que, comme elle estoit fort vive, un peu estourdie, et que d’ailleurs l’arrest des fées l’ordonnoit ainsi, elle s’en perça la main et tomba évanouie.
La bonne vieille, bien embarrassée, crie au secours : on vient de tous costez ; on jette de l’eau au visage de la princesse, on la délasse, on luy frappe dans les mains. on luy frotte les tempes avec de l’eau de la reine de Hongrie ; mais rien ne la faisoit revenir.
Alors le roy, qui estoit monté au bruit, se souvint de la prédiction des fées, et, jugeant bien qu’il falloit que cela arrivast, puisque les fées l’avoient dit, fit mettre la princesse dans le plus bel appartement du palais, sur un lit en broderie d’or et d’argent. On eût dit d’un ange, tant elle estoit belle : car son évanouissement n’avoit pas osté les couleurs vives de son teint : ses joues estoient incarnates, et ses lévres comme du corail ; elle avoit seulement les yeux fermez, mais on l’entendoit respirer doucement : ce qui faisoit voir qu’elle n’estoit pas morte.
Le roi ordonna qu’on la laissast dormir en repos, jusqu’à ce que son heure de se réveiller fust venue. La bonne fée qui luy avoit sauvé la vie en la condamnant à dormir cent ans estoit dans le royaume de Mataquin, à douze mille lieuës de là, lorsque l’accident arriva à la princesse ; mais elle en fut avertie en un instant par un petit nain qui avoit des bottes de sept lieues (c’estoit des bottes avec lesquelles on faisoit sept lieues d’une seule enjambée). La fée partit aussi tost, et on la vit, au bout d’une heure, arriver dans un chariot tout de feu, traisné par des dragons. Le roi luy alla presenter la main à la descente du chariot. Elle approuva tout ce qu’il avoit fait ; mais, comme elle estoit grandement prévoyante, elle pensa que, quand la princesse viendrait à se réveiller, elle seroit bien embarassée toute seule dans ce vieux château. Voicy ce qu’elle fit.
Elle toucha de sa baguette tout ce qui estoit dans ce chasteau (hors le roi et la reine) : gouvernantes, filles-d’honneur, femmes-de-chambre, gentils-hommes, officiers, maistres d’hostel, cuisiniers, marmitons, galopins, gardes, suisses, pages, valets de pied ; elle toucha aussi tous les chevaux qui estoient dans les Ecuries, avec les palefreniers, les gros mâtins de basse-cour, et la petite Pouffe, petite chienne de la princesse, qui estoit auprés d’elle sur son lit. Dés qu’elle les eust touchez, ils s’endormirent tous, pour ne se réveiller qu’en mesme temps que leur maistresse, afin d’estre tout prests à la servir quand elle en auroit besoin. Les broches mêmes qui estoient au feu, toutes pleines de perdrix et de faysans, s’endormirent, et le feu aussi. Tout cela se fit en un moment : les fées n’estoient pas longues à leur besogne.
Alors le roi et la reine, aprés avoir baisé leur chere enfant sans qu’elle s’éveillast, sortirent du chasteau, et firent publier des deffenses à qui que ce soit d’en approcher. Ces deffenses n’estoient pas necessaires, car il crut dans un quart d’heure, tout au tour du parc, une si grande quantité de grands arbres et de petits, de ronces et d’épines entrelassées les unes dans les autres, que beste ny homme n’y auroit pû passer ; en sorte qu’on ne voyoit plus que le haut des tours du chasteau, encore n’estoit-ce que de bien loin. On ne douta point que la fée n’eust encore fait là un tour de son métier, afin que la princesse, pendant qu’elle dormiroit, n’eust rien à craindre des curieux.
Au bout de cent ans, le fils du roi qui regnoit alors, et qui estoit d’une autre famille que la princesse endormie, estant allé à la chasse de ce costé-là, demanda ce que c’estoit que des tours qu’il voyoit au-dessus d’un grand bois fort épais. Chacun luy répondit selon qu’il en avoit ouï parler : les uns disoient que c’estoit un vieux chasteau où il revenoit des esprits ; les autres, que tous les sorciers de la contrée y faisoient leur sabbat. La plus commune opinion estoit qu’un ogre y demeuroit, et que là il emportoit tous les enfans qu’il pouvoit attraper, pour les pouvoir manger à son aise et sans qu’on le pust suivre, ayant seul le pouvoir de se faire un passage au travers du bois.
Le prince ne sçavoit qu’en croire, lors qu’un vieux paysan prit la parole et luy dit :
« Mon prince, il y a plus de cinquante ans que j’ay ouï dire à mon pere qu’il y avoit dans ce chasteau une princesse, la plus belle du monde ; qu’elle y devoit dormir cent ans, et qu’elle serait réveillée par le fils d’un roy, à qui elle estoit reservée. »
Le jeune prince, à ce discours, se sentit tout de feu ; il crut, sans balancer, qu’il mettroit fin à une si belle avanture, et, poussé par l’amour et par la gloire, il résolut de voir sur le champ ce qui en estoit. À peine s’avança-t-il vers le bois que tous ces grands arbres, ces ronces et ces épines s’écarterent d’elles-mesmes pour le laisser passer. Il marche vers le chasteau, qu’il voyoit au bout d’une grande avenuë où il entra, et, ce qui le surprit un peu, il vit que personne de ses gens ne l’avoit pû suivre, parce que les arbres s’estoient rapprochez dés qu’il avoit esté passé. Il ne laissa pas de continuer son chemin : un prince jeune et amoureux est toûjours vaillant. Il entra dans une grande avan-cour, où tout ce qu’il vit d’abord estoit capable de le glacer de crainte. C’estoit un silence affreux : l’image de la mort s’y presentoit par tout, et ce n’estoit que des corps étendus d’hommes et d’animaux qui paroissoient morts. Il reconnut pourtant bien, au nez bourgeonné et à la face vermeille des suisses, qu’ils n’estoient qu’endormis ; et leurs tasses, où il y avoit encore quelques goutes de vin, montroient assez qu’ils s’estoient endormis en beuvant.
Il passe une grande cour pavée de marbre ; il monte l’escalier ; il entre dans la salle des gardes, qui estoient rangez en haye, la carabine sur l’épaule, et ronflans de leur mieux. Il traverse plusieurs chambres, pleines de gentils-hommes et de dames, dormans tous, les uns debout, les autres assis. Il entre dans une chambre toute dorée, et il voit sur un lit, dont les rideaux estoient ouverts de tous costez, le plus beau spectacle qu’il eut jamais veu : une princesse qui paroissoit avoir quinze ou seize ans, et dont l’éclat resplendissant avoit quelque chose de lumineux et de divin. Il s’approcha en tremblant et en admirant, et se mit à genoux auprés d’elle.
Alors, comme la fin de l’enchantement estoit venuë, la princesse s’éveilla, et, le regardant avec des yeux plus tendres qu’une premiere veuë ne sembloit le permettre :
« Est-ce vous, mon prince ? luy dit-elle ; vous vous estes bien fait attendre. »
Le prince, charmé de ces paroles, et plus encore de la maniere dont elles estoient dites, ne sçavoit comment luy témoigner sa joye et sa reconnoissance ; il l’assura qu’il l’aimoit plus que luy-mesme. Ses discours furent mal rangez ; ils en plûrent davantage : peu d’éloquence, beaucoup d’amour. Il estoit plus embarassé qu’elle, et l’on ne doit pas s’en estonner : elle avoit eu le temps de songer à ce qu’elle auroit à luy dire, car il y a apparence (l’histoire n’en dit pourtant rien)que la bonne fée, pendant un si long sommeil, lui avoit procuré le plaisir des songes agreables. Enfin, il y avoit quatre heures qu’ils se parloient, et ils ne s’estoient pas encore dit la moitié des choses qu’ils avoient à se dire.
Cependant tout le palais s’estoit réveillé avec la princesse : chacun songeoit à faire sa charge ; et, comme ils n’estoient pas tous amoureux, ils mouroient de faim. La dame d’honneur, pressée comme les autres, s’impatienta, et dit tout haut à la princesse que la viande estoit servie. Le prince aida la princesse à se lever : elle estoit tout habillée, et fort magnifiquement ; mais il se garda bien de luy dire qu’elle estoit habillée comme ma mere grand et qu’elle avoit un collet monté ; elle n’en estoit pas moins belle.
Ils passerent dans un salon de miroirs, et y souperent, servis par les officiers de la princesse. Les violons et les hautbois joüerent de vieilles pieces, mais excellentes, quoyqu’il y eut prés de cent ans qu’on ne les joüast plus ; et, aprés soupé, sans perdre de temps, le grand aumonier les maria dans la chapelle du chasteau, et la dame-d’honneur leur tira le rideau. Ils dormirent peu : la princesse n’en avoit pas grand besoin, et le prince la quitta, dès le matin, pour retourner à la ville, où son pere devait estre en peine de luy.
Le prince luy dit qu’en chassant il s’estait perdu dans la forest, et qu’il avait couché dans la hutte d’un charbonnier, qui luy avoit fait manger du pain noir et du fromage. Le roi, son pere, qui estoit bon-homme, le crut ; mais sa mere n’en fut pas bien persuadée, et, voyant qu’il alloit presque tous les jours à la chasse, et qu’il avoit toûjours une raison en main pour s’excuser quand il avoit couché deux ou trois nuits dehors, elle ne douta plus qu’il n’eut quelque amourette : car il vêcut avec la princesse plus de deux ans entiers, et en eut deux enfans, dont le premier, qui fut une fille, fut nommée l’Aurore, et le second, un fils, qu’on nomma le Jour, parce qu’il paroissoit encore plus beau que sa sœur.
La reine dit plusieurs fois à son fils, pour le faire expliquer, qu’il falloit se contenter dans la vie ; mais il n’osa jamais se fier à elle de son secret : il la craignoit, quoy qu’il l’aimast, car elle estoit de race ogresse, et le roi ne l’avoit épousée qu’à cause de ses grands biens. On disoit même tout bas à la cour qu’elle avoit les inclinations des ogres, et qu’en voyant passer de petits enfans elle avoit toutes les peines du monde à se retenir de se jeter sur eux : ainsi le prince ne lui voulut jamais rien dire.
Mais, quand le roy fut mort, ce qui arriva au bout de deux ans, et qu’il se vit le maistre, il declara publiquement son mariage, et alla en grande ceremonie querir la reine sa femme dans son chasteau. On luy fit une entrée magnifique dans la ville capitale, où elle entra au milieu de ses deux enfans.
Quelque temps aprés, le roi alla faire la guerre à l’empereur Cantalabutte, son voisin. Il laissa la regence du royaume à la reine sa mere, et luy recommanda fort sa femme et ses enfans ; il devoit estre à la guerre tout l’esté ; et, dés qu’il fut parti, la reine-mere envoya sa bru et ses enfans à une maison de campagne dans les bois, pour pouvoir plus aisément assouvir son horrible envie. Elle y alla quelques jours aprés, et dit un soir à son maistre d’hôtel :
« Je veux manger demain à mon dîner la petite Aurore.
— Ah ! Madame, dit le maistre d’hôtel…
— Je le veux, dit la reine (et elle le dit d’un ton d’ogresse qui a envie de manger de la chair fraische), et je la veux manger à la sausse Robert. »
Ce pauvre homme, voyant bien qu’il ne falloit pas se joüer à une ogresse, prit son grand cousteau, et monta à la chambre de la petite Aurore : elle avoit pour lors quatre ans, et vint en sautant et en riant se jetter à son col, et luy demander du bon du bon. Il se mit à pleurer : le couteau luy tomba des mains, et il alla dans la basse-cour couper la gorge à un petit agneau, et luy fit une si bonne sausse que sa maistresse l’assura qu’elle n’avoit jamais rien mangé de si bon. Il avoit emporté en même temps la petite Aurore, et l’avoit donnée à sa femme, pour la cacher dans le logement qu’elle avoit au fond de la basse-cour.
Huit jours après, la méchante reine dit à son maistre d’hôtel :
« Je veux manger à mon soupé le petit Jour. »
Il ne répliqua pas, résolu de la tromper comme l’autre fois. Il alla chercher le petit Jour, et le trouva avec un petit fleuret à la main, dont il faisoit des armes avec un gros singe : il n’avoit pourtant que trois ans. Il le porta à sa femme, qui le cacha avec la petite Aurore, et donna, à la place du petit Jour, un petit chevreau fort tendre, que l’ogresse trouva admirablement bon.
Cela estoit fort bien allé jusque là ; mais, un soir, cette méchante reine dit au maistre d’hôtel :
« Je veux manger la reine à la mesme sausse que ses enfans. »
Ce fut alors que le pauvre maistre d’hôtel desespera de la pouvoir encore tromper. La jeune reine avoit vingt ans passez, sans compter les cent ans qu’elle avoit dormi : sa peau estoit un peu dure, quoyque belle et blanche ; et le moyen de trouver dans la ménagerie une beste aussi dure que cela ? Il prit la résolution, pour sauver sa vie, de couper la gorge à la reine, et monta dans sa chambre dans l’intention de n’en pas faire à deux fois. Il s’excitoit à la fureur, et entra, le poignard à la main, dans la chambre de la jeune reine ; il ne voulut pourtant point la surprendre, et il luy dit avec beaucoup de respect l’ordre qu’il avoit receu de la reine-mere.
« Faites vostre devoir, luy dit-elle en luy tendant le col ; executez l’ordre qu’on vous a donné ; j’irai revoir mes enfans, mes pauvres enfans, que j’ay tant aimez ! » Car elle les croyoit morts, depuis qu’on les avoit enlevez sans luy rien dire.
« Non, non, Madame, lui répondit le pauvre maistre d’hôtel tout attendri, vous ne mourrez point, et vous ne laisserez pas d’aller revoir vos chers enfans ; mais ce sera chez moy, où je les ay cachez, et je tromperay encore la reine, en luy faisant manger une jeune biche en vostre place. »
Il la mena aussitost à sa chambre, où, la laissant embrasser ses enfans et pleurer avec eux, il alla accommoder une biche, que la reine mangea à son soupé, avec le même appetit que si c’eut esté la jeune reine. Elle estoit bien contente de sa cruauté et elle se préparoit à dire au roy, à son retour, que des loups enragez avoient mangé la reine sa femme et ses deux enfans.
Un soir qu’elle rodoit, à son ordinaire, dans les cours et basses-cours du chasteau, pour y halener quelque viande fraische, elle entendit, dans une salle basse, le petit Jour, qui pleuroit parce que la reine sa mere le vouloit faire foüetter, à cause qu’il avoit esté méchant ; et elle entendit aussi la petite Aurore, qui demandoit pardon pour son frere. L’ogresse reconnut la voix de la reine et de ses enfans, et, furieuse d’avoir esté trompée, elle commanda, dés le lendemain matin, avec une voix épouventable qui faisoit trembler tout le monde, qu’on apportast au milieu de la cour une grande cuve, qu’elle fit remplir de crapaux, de viperes, de couleuvres et de serpens, pour y faire jetter la reine et ses enfans, le maistre d’hotel, sa femme et sa servante ; elle avoit donné ordre de les amener les mains liées derriere le dos.
Ils estoient là, et les bourreaux se preparoient à les jetter dans la cuve, lorsque le roi, qu’on n’attendoit pas si tost, entra dans la cour, à cheval : il estoit venu, en poste et demanda, tout estonné, ce que vouloit dire cet horrible spectacle. Personne n’osoit l’en instruire, quand l’ogresse, enragée de voir ce qu’elle voyoit, se jeta elle-mesme la teste la premiere dans la cuve, et fut devorée en un instant par les vilaines bestes qu’elle y avoit fait mettre. Le roi ne laissa pas d’en estre fasché : elle estoit sa mere ; mais il s’en consola bientost avec sa belle femme et ses enfans.
MORALITÉ
Attendre quelque temps pour avoir un époux
Riche, bien-fait, galant et doux,
La chose est assez naturelle :
Mais l’attendre cent ans, et toûjours en dormant,
On ne trouve plus de femelle
Qui dormist si tranquillement.
La fable semble encor vouloir nous faire entendre
Que souvent de l’hymen les agreables nœuds,
Pour estre differez, n’en sont pas moins heureux,
Et qu’on ne perd rien pour attendre.
Mais le sexe avec tant d’ardeur
Aspire à la foy conjugale
Que je n’ay pas la force ny le cœur
De luy prescher cette morale.
Published: Oct 8, 2017
Latest Revision: Oct 8, 2017
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